Vautrée sur le lit king-size en t-shirt et culotte, la climatisation réglée à plein régime, Kim n'arrêtait pas de zapper la télévision. Je lui ai tendu les cinq feuillets que j'avais péniblement rédigés sur ma vieille Olivetti. Pendant qu'elle les parcourait, je suis resté debout, feignant de m'intéresser à ce qui se passait sur l'écran. Je n'ai pas eu à attendre longtemps. Kim a levé son visage vers moi et ses immenses yeux gris ardoise m'ont aspiré.
- Ouais, elle a fait, c'est pas mal...
- Mais...?
- C'est quand même un peu chiant. C'est très chiant, même (lorsqu'elle parlait, Kim avait la manie de souligner les mots). C'est toujours la même histoire. Tu penses trop à elle. On ferait mieux d'aller danser. J'ai grommelé une vague protestation. Kim s'était mise debout sur le lit et sautait dessus comme sur un trampoline.
- Allez, on va danser ! On va dan-ser, dan-ser !
Où qu'on se trouve et quelle que soit l'heure, Kim avait envie de danser et, surtout, elle connaissait toujours un endroit où on pouvait aller danser. Là, il était trois heures de l'après-midi, il faisait très chaud, facilement 35 degrés, on étouffait.
- On va aller à Somerville, a dit Kim. Y a Lewis Taylor qui joue.
- Ah, oui ! Lewis Taylor ...
- Incroyable, non?
- Il joue quand Lewis Taylor ? A trois heures ?
- Ben ouais !
On a pris un taxi en bas de l'hôtel, direction la banlieue nord de Boston. Ça se passait au Watch your step qui se trouvait, comme son nom le suggérait finement, dans une cave. Devant le club, une cinquantaine de personnes attendait. Certains s'étaient assis sur la bordure du trottoir et buvaient des bouteilles d'eau minérale. Les autres s'étaient rassemblés en petits groupes compacts sous les arbres de la rue pour se protéger du soleil. Les portes du club étaient fermées, mais on entendait les musiciens qui, à l'intérieur, réglaient leurs instruments et la sono. Sur une affiche confectionnée au stylo feutre, j'ai lu les concerts qui étaient annoncés pour le mois: Jimmy Scott, Zoot Sims, Donald Fagen, et même Dick Annegarn. Rien que des bons. Y avait pas à dire, Kim connaissait vraiment les endroits où on jouait de la bonne musique.
Le club n'était pas très grand. Au fond, la scène ; au milieu, un espace en ciment qui pouvait sans doute servir de piste de danse ; près de l'entrée, un bar et, à droite, quelques tables en fer forgé. De chaque côté de la scène, un escalier métallique menait à une galerie qui faisait le tour de la salle. On s'est installé au bar. Kim a ramené un tabouret.
- Assis-toi dessus, elle m'a ordonné.
- On boit quoi? j'ai demandé.
- Des pina coladas, bien sûr.
J'ai commandé les pinas coladas. Kim regardait autour d'elle.
- Ca alors, mais c'est Brett, a crié Kim. Elle m'a saisi le bras et l'a secoué.
- Brette ?
- Oui, Brett. On s'est connus à Hampshire College.
Kim s'est dirigée vers un type qui était affalé dans un coin obscur de la salle sur un vieux fauteuil en cuir rouge très usé. Brett était entouré de plusieurs jolies filles et il fumait un cigare. Il avait l'air de sacrément s'ennuyer, Brett. Kim s'est assise sur l'accoudoir du fauteuil. Brett a levé les yeux mollement. Il a esquissé une sorte de sourire et puis ils se sont embrassés.
En attendant le concert de Lewis Taylor, un diji passait de vieux airs de rythm and blues. La musique était forte. Un type est venu me dire d'éteindre ma cigarette. J'ai regardé autour de moi et j'ai vu d'autres types qui fumaient. J'ai fait semblant d'avoir mal entendu. Il s'est approché de moi et a répété que je devais éteindre ma cigarette.
- Caa me dérange, il a fait. Je ne savais pas quoi lui répondre. Il me dévisageait méchamment et j'ai senti qu'il me filerait une baffe si j'insistais. J'ai regardé du côté de Kim. Mais elle avait disparu, et Brett aussi. Alors, j'ai éteint ma cigarette.
Il faisait de plus en plus chaud. J'ai commandé deux autres pina colada pour quand Kim reviendrait Au plafond, un énorme ventilateur tournait lentement mais il parvenait juste à brasser la fumée. Je me demandais où pouvait être Kim. Une fille s'est approchée de moi. Elle m'a demandé si j'étais français.
- Ca se voit tant que ça ?
- J'aime bien la France, mais pas les Français.
- Ah bon, j'ai dit, et je lui ai tourné le dos. Elle m'a tapé sur l'épaule.
- Eh, elle a fait. je voulais dire le contraire. T'énerve pas.
Elle a pris la pina colada que j'avais commandée pour Kim et a commencé à la boire avec une paille. Le diji a lancé un air de Kid Créole et les Coconuts. Presque instantanément, la fille a esquissé une sorte de chorégraphie bizarre. Elle s'agitait nerveusement, tout en restant sur place.
- J'ai fait partie des chœurs de Kid Créole, elle a expliqué. Tu vois?A nouveau, j'ai regardé du côté du vieux fauteuil en cuir rouge. Mais qu'est-ce qu'elle faisait Kim ?
Les musiciens se sont installés dans la pénombre. Le public s'est aussitôt aggloméré contre la scène, créant un grand vide dans la salle. Il y a eu un bourdonnement puis un larsen, comme si les amplis étaient mal réglés, des accords de guitare espacés, bientôt accompagnés par des battements mécaniques de caisse-claire. Peu à peu, un rythme a émergé. La basse a marqué un beat chaloupé sur lequel s'est construite insensiblement une mélodie. Les musiciens étaient extrêmement concentrés, comme s'ils jouaient depuis déjà longtemps. En contrebas de la scène, les premiers rangs des spectateurs se balançaient en cadence. J'ai mis un certain temps à repérer Lewis Taylor. Il n'était pas au milieu mais sur la droite de la scène, penché sur sa guitare, à peine éclairé par un projecteur. Ses cheveux recouvraient presque tout son visage. Son chant était doublé à la tierce inférieure par la voix grave d'une grosse femme noire. Les musiciens ont enchaîné le second morceau sans laisser les spectateurs les applaudir. La musique a pris de l'ampleur, mêlant plusieurs lignes de chant. Dans la salle, des types et des filles chantaient en même temps. Ils semblaient connaître les paroles par cœur. Au troisième morceau, Lewis Taylor a détaché le micro de son support, et s'est approché du bord de la scène. Il a commencé à chanter d'une voix fragile, assez aiguë, puis une autre voix, et encore une autre ont pris le relais. Je me suis rendu compte que le micro circulait dans la salle. Lewis Taylor s'était assis sur le bord de la scène et les écoutait en souriant légèrement. Les autres musiciens souriaient aussi. Je ne sais pas pourquoi, mais cette communion entre le public et les musiciens m'a ému et ma gorge s'est nouée, comme si j'allais pleurer. Je me suis aperçu que Kim était à côté de moi, comme hypnotisée par le spectacle. J'ai senti que sa main prenait la mienne, puis elle a caressé mon poignet. Je t'aime, Kim, tu sais ?
Quand on est sorti du Watch your step, la nuit était tombée, mais la chaleur était toujours là, lourde, humide, envahissante.
- On revient comment à Boston, j'ai demandé.
- T'inquiète, on va trouver un taxi, a répondu Kim.
Mais à Somerville, il n'y avait pas de taxis la nuit. On a attendu longtemps près d'une borne-incendie. J'avais acheté deux bières à l'épicerie coréenne du coin et on les buvait tranquillement dans leur sac en papier brun quand j'ai vu le taxi. Il était vide. J'ai fait un signe mais le conducteur a fait non de la tête. Je comprenais pas pourquoi puisqu'il était vide. Je me suis mis, en titubant un peu, au milieu de la rue. Le taxi s'est arrêté. Je me suis approché de l'auto et je me suis penché vers le chauffeur en m'appuyant sur la portière. Il m'a dit un tas de truc mais il parlait trop vite et je ne comprenais rien. Il a essayé de m'expliquer à nouveau quelque chose, mais il a vu que ça ne changeait rien. Alors, il nous a fait signe de monter. J'ai appelé Kim qui était en train de regarder les étoiles, juchée sur la borne-incendie. Sur la banquette arrière, il y avait une boite de pizza. Le chauffeur m'a demandé de la lui passer. Puis il a démarré. Il s'est adressé à Kim et Kim a traduit.
- Il doit livrer une pizza, elle a dit. Mais si on veut, on peut l'attendre là où on était et il revient nous chercher dans dix minutes.
- Non, non ! On préfère rester avec vous, j'ai fait au chauffeur. Vous pourriez changer d'avis. Qu'est-ce qu'on deviendrait ?
Il s'est marré en me regardant dans le rétroviseur.
- D'où il vient votre copain, il a demandé à Kim.
- Devinez , a fait Kim.
- Afrique du Sud, il a dit.
- Faux!
- Nouvelle Zélande?
- Pas mieux.
- Je sais pas alors, il a grommelé. D'où qu'il vient, ce gars?
- Mon copain, il vient de France, a dit Kim. Puis elle m'a embrassé sur la bouche et elle m'a chuchoté que pour un Africain du Sud, j'embrassais plutôt bien.
Le taxi roulait dans un quartier résidentiel. Toutes les rues et toutes maisons se ressemblaient avec leur jardin arboré et leur allée à garage bien entretenus. Le chauffeur s'était perdu. Il a appelé son central avec la radio et a fait répéter l'adresse. Kim lui a demandé son plan.
- Vous inquiétez pas, elle lui a dit. Je vais vous guider direct.
Puis quelques secondes plus tard, elle a dit :
- La prochaine à gauche, puis le numéro 3654 au croisement avec Shays Street. D'accord ?
On a reconnu la maison de loin, les lumières extérieures étaient allumées et, devant, un gars attendait, visiblement en manque de pizza. Il s'est approché du taxi. Il n'était pas content.
- Elle va être froide, ma pizza.
Le chauffeur a dit que ça faisait 31 dollars. 12 pour la pizza et 19 pour la course. Le gars a tendu deux billets de 20 et a dit qu'il pouvait tout garder. Puis, on est reparti vers le centre de Somerville. Quand on est arrivé à la bouche à incendie, le chauffeur a remis son compteur en route.
LET'S GO DANCE IN SOMERVILLE
This is a short story of the kind I like to write. Nothing really happening down there, just "une tranche de vie". Kim was really a strange girl. She did her best to introduce me to the US. An other story will follow some day about Kim coming to France, which was certainly much more spectacular.
About Lewis Taylor (http://www.lewistaylormusic.com/)
"Beautiful, eccentric, loose, spookily assured" (Mojo)
"Major new artist alert" (Guardian CD of the week)
"Absolutely bloody faultness" (Muzik)
Layer upon layer of drama and funkiness" (5/5 Echoes)
mardi 28 décembre 2004
On va danser à Somerville
Thèmes : Nouvelles et formes courtes
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire