vendredi 5 septembre 2014

Comment ne pas parler d'un livre qu'on a lu ?



En  2007 les Editions de Minuit publièrent un ouvrage de Pierre Bayard, intitulé Comment parler des livres qu'on n'a pas lus? Peut-être grâce à la malice de son titre, ce livre connut à l'époque un certain succès et, plusieurs fois, je le vis offert dans des diners en ville. Ceux qui l'offraient l'avaient rarement lu et ils en parlaient comme d'un amusant inventaire - ce que suggérait sa table des matières - alors qu'il s'agissait plutôt d'un ouvrage de théorie littéraire, écrit par un professeur d'université et à la lecture ardue.

Depuis jeudi 4 septembre, nombre de journalistes, de responsables politiques et d’experts médiatiques sont confrontés à la question quasi-inverse: comment ne pas parler d'un livre qu'on a lu?

Voici quelques-unes des justifications que les uns ou les autres pourraient avancer:
- Éthique: ce livre ne concerne pas le débat public (l'intime relève de l'intimité);
- Pragmatique: nous avons des problèmes autrement plus importants à traiter (entre le chômage et les peines de cœur de VT, il n'y a pas photo);
- Politique: ce livre affaiblit la fonction présidentielle au moment où nous avons besoin d'un leadership fort;
- Politologique: ce livre accentue la décrédibilisation du politique (et l'on sait où mène le discours "tous pourris);
- Désabusé: ce livre n'est même pas informatif: il n'apporte aucune information inédite sur le fonctionnement des pouvoirs publics, et aucun secret d’État;
- Moraliste: la vengeance est un plat qui se mange froid, et non pas tiède (...deux ans trop tôt)
- Déontologique: le journalisme, même s'il est embedded, doit s’arrêter à la porte de la chambre à coucher.
- Cynique: on n'arrive déjà pas à rendre compte de tous les ouvrages que nous recevons gratuitement en service de presse (croyez-vous qu'on va parler de celui-là qu'on doit acheter?).

Le bon citoyen doit se désinformer

A méditer aussi le conseil de Renaud Dély, dans Le Nouvel Observateur:
"Puisque nous ne pouvons nous forcer à regarder ailleurs, dépêchons-nous d’oublier ce que nous aurons lu, et entendu. Car la démocratie ne repose pas uniquement sur la transparence la plus absolue, combat nécessaire et quotidien, pour connaître le ressort des décisions des responsables publics, elle exige aussi un droit à l’ignorance quant à l’intimité de ces mêmes responsables".
(souligné par moi)

Voilà une proposition intéressante, à contre-courant de la conception traditionnelle de la bonne citoyenneté qui, elle, demande à chacun de s'informer constamment et pleinement afin d'aboutir à des évaluations ou des décisions rationnelles. Renaud Dély suggère que nous sommes exposés à des informations qui ne sont pas utiles d'un point de vue démocratique, sans pouvoir cependant les éviter (on imagine que cela est lié à l'omnipotence du système médiatique, à notre fréquentation assidue de réseaux sociaux en ligne, mais aussi peut-être à nos instincts voyeurs). Contaminés malgré nous, il nous appartiendrait de nous en débarrasser.