vendredi 31 décembre 2004

Oh dis, les beaux blogs audio!


Depuis quelques mois, une nouvelle sorte de blogs est apparue sur l'internet : les blogs audio. Dans leur grande majorité, les blogs audio s'apparentent à des revues électroniques de critique musicale : ils présentent par une courte notice quelques titres de musiques en offrant la possibilité de les télécharger pour "évaluation" (généralement pour une ou deux semaines ; après quoi le lien vers le fichier MP3 est neutralisé). Certains blogs audio ressemblent davantage à des web-radios et proposent des play-lists de titres (souvent thématiques).

Quelques impressions de mes promenades dans la planète des blogs audio.

Les blogs audio sont souvent très érudits et leurs notices très savantes. Leurs auteurs ont à cœur de faire découvrir des artistes oubliés, négligés, mal connus ou se situant hors des grands réseaux de distribution. Il n'est pas rare de trouver de trouver sur les blogs audio de petites perles rares qu'on joue et rejoue ensuite avec délices sur son player.

Encore plus que les autres bloggers, les auteurs de blogs audio aiment signaler les autres blogs audio et se référencer les uns les autres en faisant de petites rondes de liens.
Les musiques électroniques (toutes variantes), le rock alternatif et les indies sont les genres dominants. Sans doute une question de génération. Moi qui aime le jazz (de la fin des années 1950 à aujourd'hui), je n'ai trouvé que peu de blogs audio jazzy. Si vous en trouvez, merci de me les signaler !).

Une curiosité (pas si curieuse si l'on y réfléchit) : presque tous les blogs audio sont tenus par des hommes - assez souvent entre 25 et 35 ans, plutôt nomades et volontiers cosmopolites. Quelques-uns des meilleurs blogs audio français sont bilingues français - anglais ou même écrits seulement en anglais (dans un très bon anglais d'ailleurs).
Dans le débat sur le téléchargements des fichiers musicaux, les blogs audio me semblent constituer une voie innovante et intelligente. Ils font connaître des artistes, mais sans les spolier (puisqu'on ne peut charger qu'un ou deux de leurs titres pour une période limitée). On peut noter que la plupart des blogs audio incite à l'achat des albums et fournit des liens vers des grandes surfaces électroniques du type Amazon. Contrairement au Peer to peer, qui permet de s'alimenter en albums complets - mais plutôt d'artistes qu'on connaît déjà - les blogs audio invitent à découvrir des artistes qu'on ne connaissait pas. Comme le dit un des mes blogs audio préférés : « Approchez la musique que vous aimez de manière active. Ne laissez pas MTV vous dicter ce qu'il faut écouter. Découvrez la musique que vous aimez et immergez vous en elle. Allez aux concerts. Achetez les CD de vos artistes préférés et soutenez les ».

Je vois les auteurs des blogs audio comme des petits Poucets qui sèment sur l'internet de petits cailloux pour nous conduire sur des sentiers musicaux inconnus, mais ô combien enivrants. C'est admirable que tant de bloggers prennent le temps de nous faire partager leur discothèque. L'une des choses les plus réjouissantes et réconfortantes que l'internet nous a apporté est la redécouverte de nouvelles formes d'altruisme (je reviendrai sur cela un autre jour).

Mes blogs préférés :
Aurgasm. Blog très éclectique: de la soul et du funk aux musiques électro en tout genre en passant par le nu-jazz et le R&B contemporain. L'auteur est un expert en qualificatifs savants mais très parlants du genre : electro-kitsch-porno-dance-house ou somber vocal downtempo // pensive indie rock. J'aime bien ses notices très brèves, mais denses, et centrées sur le contenu du titre plus que sur l'artiste.
La case de l'affreux Thom. Un blog très axé sur la soul et le blues, tenu par un jeune homme du nord de la France, qui plus est amateur de Barbey d'Aurevilly. Je dois à l'affreux Thom d'avoir découvert certaines pépites de la soul, notamment le fabuleux Andy Bey.
The Naugahyde Life.Soul, jazz, hip-hop. Blog audio du type subjectif - c'est à dire: ce que je ressens ou ce dont je me souviens quand j'écoute tel titre -, plutôt qu'informatif.
Ben Loxo du Tàccu. Un blog écrit en anglais par quelqu'un d'Afrique de l'Ouest (et sûrement francophone car il est de Dakar) qui fait découvrir les musiques africaines contemporaines. Notices un peu longues, mais c'est souvent nécessaire pour nous expliquer d'où viennent les nouveaux talents de l'Afrique.
An order of progress and a side of fries . Un blog tenu par un New-yorkais pour connaître la nouvelle musique brésilienne, aussi inventive mais sans doute moins sensuelle et plus funky que celle des années 60 et 70.
.Play.Pause. Un blog très éclectique là encore (soul, jazz, pop intello, nouvelle chanson française, etc.), avec des illustrations très design (l'auteur s'y connait en écriture Web comme l'atteste le titre de son blog avec un point pour commencer - ce qui le met automatiquement aux premiers rangs dans les listes) et des commentaires éclectiques eux aussi (humeurs, critiques, rappels bio ou historiques). Particularité : blog bi-lingue, avec de remarquables adaptations (et non traductions) des textes français en anglais.

(Désolé pour tous les bons blogs que j'oublie: je ferai une autre liste d'ici quelques semaines).

OH DIOS, OH AUDIOBLOGS!
Many audioblogs have appeared over the last months. Here are some quick impressions from a walk through the audioblogsphere along with a short list of my preferred audioblogs.
Audioblogs are often well-informed, sometimes erudite. They primarily focus on electronic musics (of all kinds), alternative rock and indies productions. Most of them are maintained by young men.
In the raging debate on MP3s downloading, audioblogs open an innovative and smart direction. Contrary to P2P applications, which are mainly used to get MP3s from artists that we already know, most audioblogs contribute to the promotion of new, forgotten or independent artists without spoiling them. They magnificently exemplify how the internet can help to the revival of altruism in our individualistic societies.

jeudi 30 décembre 2004

Priming, chat et lait


PRIMING THE CAT .
In psychology, the notion of priming is referred to as information activitation rendering it more likely to be used in further information processing (such as evaluations). Priming is one of the basic technique used for political communication. Note to my English speaking friends: if you know a good translation for priming into French, please let me know. Some French people use "amorçage", others simply use the English term.

En pyschologie, le priming consiste à orienter les perceptions d'individus en leur fournissant au préalable certaines informations.

Exemple: Lors d'un colloque international, un intervenant commence par s'excuser de mal parler anglais. Son auditoire, après l'avoir écouté, trouve qu'il se débrouille plutôt bien en anglais. En l'espèce, le priming a consisté à "préparer" les auditeurs en leur fournissant une information pessimiste (sur le niveau d'anglais). Si le priming fonctionne bien, cette information est utilisée pour évaluer l'intervention, et comme elle donnait un point de référence bas, l'évaluation a de bonnes chances d'être positive.

Voici un autre exemple que j'ai l'habitude de donner à mes étudiants.
Répétez trois fois le mot FAIT.
Maintenant, dites-moi: que boit le chat?
La plupart du temps, on vous répondra "du lait, bien sûr!" alors que logiquement il aurait fallu répondre de l'eau.
Ici le priming est un peu plus subtil. Il consiste à "préparer" l'interlocuteur en lui faisant anticiper un piège (la confusion entre FAIT et LAIT). Mais le piège était ailleurs.
Branchez votre télé et vous verrez que cette technique est fréquemment utilisée par les reponsables politiques.

mercredi 29 décembre 2004

Vive la révolution (roumaine)!


Il y a quinze ans, éberlués, nous assistions à la révolution roumaine, retransmise en direct sur nos écrans de télé. Le 21 décembre 1989, les habitants de Bucarest avaient été convoqués pour soutenir le conducator Ceausescu après les événements sanglants de Timisoara. Et là, surprise, la foule commence, d’abord timidement puis de tout son cœur, à huer et à siffler le dictateur qui n’en revient pas.

Le lendemain matin, la foule converge vers l’immense et atroce Palais de la liberté. L’armée refuse de tirer. Ceausescu et sa femme s’enfuient en hélicoptère. Ils seront abandonnés quelques heures plus tard en rase campagne par leur pilote (qui avait compris grâce à sa radio que le vent de l’histoire était en train de tourner).

A Bucarest, ça tire dans tous les sens. Les insurgés se reconnaissent (plus ou moins bien) en brandissant des drapeaux roumains troués en leur centre pour en ôter l’étoile rouge, symbole du parti communiste. Les rumeurs les plus folles circulent dans la ville. Certains disent que l’armée iranienne va venir soutenir Ceausescu. D’autres que l’eau a été empoisonnée par la Securitate, la police secrète. On évoque des souterrains qui innerveraient le centre de la ville et permettraient aux snipers de la contre-révolution de changer de bâtiment.

Ceausescu et sa femme, paumés et hagards, sont arrêtés. Ils sont jugés par un tribunal populaire lors d’un procès surréaliste (retranscription du procès ICI) au cours duquel l’avocat de la défense demande à la Cour de constater que les accusés sont coupables des violations qui leur sont reprochées. Ils sont condamnés à mort et exécutés.

Quinze ans après, je discute avec Bogdan, un jeune médecin roumain, de ce procès. Il m’explique qu’on ne peut rien comprendre à tout ça si l’on ne sait pas qu’à l’époque, les Roumains avaient une peur viscérale, inscrite au plus profond d’eux-mêmes, de Ceausescu. Le supprimer physiquement, même dans des conditions légales douteuses, était nécessaire, dit Bogdan, afin que les Roumains réalisent qu’ils pouvaient enfin être libres.

VIVA LA REVOLUCION (ROMANIA) !
Fifteen years ago, the Romanian revolution was broadcast live on TV. An astonishing moment was the trial of Ceausescu during which Ceausescu's attorney endorsed the charges against him. Bogdan, a young Romanian doctor, explains to me how much the conducador was feared by the Romanian people. He says that Ceausescu's physical suppression, even in uncertain legal forms, was necessary for the Romanian to realize that they were free at last.

Les chaussettes trouées de Michel Foucault


Le Libération du 19/20 juin 2004 consacre un cahier spécial à Michel Foucault. Souvenirs, souvenirs…

Au début des années 1980, j’avais une amie, Brigitte R., qui connaissait plein de gens célèbres. J’ignore comment elle faisait, mais elle avait un don assez extraordinaire pour entrer facilement en contact avec eux. Elle n’en tirait d’ailleurs aucune vanité, ni aucun avantage.

Un jour de mai, nous étions en train de discuter de comment nous pourrions changer la société - et tant qu’à faire aussi, la vie (notre grande préoccupation à l’époque) - quand son téléphone sonne. Elle décroche, fait : « oui…, non… ». Et puis encore : « non, je n’ai pas le temps là. Mais je passerai peut-être demain »(j’imagine le sourire à l’autre bout de fil). « En tout cas, si je ne suis pas trop occupée »(le sourire disparaît)..
Elle raccroche et elle me dit :
- C’était Michel Foucault.
- Quoi, tu connais Michel Foucault ?
- Ben oui, il voulait savoir si je voulais prendre le thé avec lui.

Imaginez un peu la situation : vous avez vingt ans et quelques, vous êtes une jeune étudiante et l’auteur de Folie et déraison , Les mots et les choses, L’archéologie du savoir, Surveiller et punir, l’un des plus grands philosophes (ou historiens) français de l’après-guerre, professeur au Collège de France et réclamé par les meilleures universités du monde, vous invite à passer le voir. Et vous dîtes : non, pas le temps…

Je n’en revenais pas. J’essaie de faire parler Brigitte sur Michel Foucault, mais tout ce qu’elle trouve à me dire c’est que, pour prendre le thé, il se mettait sur son canapé en chaussettes et qu’il avait des chaussettes trouées.

(Je crois que Brigitte avait connu Michel Foucault par l’intermédiaire de son compagnon Daniel Defert, lorsqu’elle militait dans les Groupes Information Prisons. Plus tard, elle a fait partie d’Aides. De façon amusante, elle a travaillé à la même époque pour un autre Defer(re), celui-là ministre de l’intérieur. Sans jamais perdre son naturel incroyable et sans abandonner ses robes indiennes.Ensuite, elle est partie méditer au Tibet et je n’ai plus eu de ses nouvelles).

mardi 28 décembre 2004

L'art des formes courtes


Depuis longtemps, j'aime beaucoup les nouvelles, ce qu'en littérature on appelle les formes courtes. Une nouvelle, c'est un petit fragment de vie. Contrairement au roman qui ambitionne souvent de tout raconter (ou le plus possible), la nouvelle ne prétend saisir qu'un certain côté des choses. Et paradoxalement, avec moins de mots, on en dit beaucoup plus.

Une belle nouvelle est dense, nerveuse, épurée. On pourrait dire que c'est une sorte de jardin zen (le roman latino-américain étant, lui, une jungle exubérante).

Mon rêve serait d'écrire une nouvelle pour chacun des moments de la journée.
Une nouvelle qu'on lirait en prenant son café le matin, et dont le temps de lecture correspondrait exactement au temps nécessaire pour griller son toast (ou pour préparer un oeuf à la coque juste comme on l'aime).
Une nouvelle pour prendre le bus, ou le métro. Pas trop compliquée pour qu'on puisse en interrompre la lecture lorsque de nouveaux passagers montent. Suffisamment prenante pour qu'on aille jusqu'au bout.
Et encore:
Une nouvelle pour éviter les tunnels de pub à la télé.
Une nouvelle pour les salles d'attente en tous genres (sécu, médecin, préfecture).
Une nouvelle pour aller aux cabinets.
Une nouvelle pour attendre sa très chère - qui est comme d'habitude en retard - et lui faire un beau sourire lorsqu'elle parait.
Une nouvelle qu'on ne lirait jamais, juste achetée pour être offerte.

On va danser à Somerville


Vautrée sur le lit king-size en t-shirt et culotte, la climatisation réglée à plein régime, Kim n'arrêtait pas de zapper la télévision. Je lui ai tendu les cinq feuillets que j'avais péniblement rédigés sur ma vieille Olivetti. Pendant qu'elle les parcourait, je suis resté debout, feignant de m'intéresser à ce qui se passait sur l'écran. Je n'ai pas eu à attendre longtemps. Kim a levé son visage vers moi et ses immenses yeux gris ardoise m'ont aspiré.
- Ouais, elle a fait, c'est pas mal...
- Mais...?
- C'est quand même un peu chiant. C'est très chiant, même (lorsqu'elle parlait, Kim avait la manie de souligner les mots). C'est toujours la même histoire. Tu penses trop à elle. On ferait mieux d'aller danser. J'ai grommelé une vague protestation. Kim s'était mise debout sur le lit et sautait dessus comme sur un trampoline.
- Allez, on va danser ! On va dan-ser, dan-ser !
Où qu'on se trouve et quelle que soit l'heure, Kim avait envie de danser et, surtout, elle connaissait toujours un endroit où on pouvait aller danser. Là, il était trois heures de l'après-midi, il faisait très chaud, facilement 35 degrés, on étouffait.
- On va aller à Somerville, a dit Kim. Y a Lewis Taylor qui joue.
- Ah, oui ! Lewis Taylor ...
- Incroyable, non?
- Il joue quand Lewis Taylor ? A trois heures ?
- Ben ouais !

On a pris un taxi en bas de l'hôtel, direction la banlieue nord de Boston. Ça se passait au Watch your step qui se trouvait, comme son nom le suggérait finement, dans une cave. Devant le club, une cinquantaine de personnes attendait. Certains s'étaient assis sur la bordure du trottoir et buvaient des bouteilles d'eau minérale. Les autres s'étaient rassemblés en petits groupes compacts sous les arbres de la rue pour se protéger du soleil. Les portes du club étaient fermées, mais on entendait les musiciens qui, à l'intérieur, réglaient leurs instruments et la sono. Sur une affiche confectionnée au stylo feutre, j'ai lu les concerts qui étaient annoncés pour le mois: Jimmy Scott, Zoot Sims, Donald Fagen, et même Dick Annegarn. Rien que des bons. Y avait pas à dire, Kim connaissait vraiment les endroits où on jouait de la bonne musique.

Le club n'était pas très grand. Au fond, la scène ; au milieu, un espace en ciment qui pouvait sans doute servir de piste de danse ; près de l'entrée, un bar et, à droite, quelques tables en fer forgé. De chaque côté de la scène, un escalier métallique menait à une galerie qui faisait le tour de la salle. On s'est installé au bar. Kim a ramené un tabouret.
- Assis-toi dessus, elle m'a ordonné.
- On boit quoi? j'ai demandé.
- Des pina coladas, bien sûr.
J'ai commandé les pinas coladas. Kim regardait autour d'elle.
- Ca alors, mais c'est Brett, a crié Kim. Elle m'a saisi le bras et l'a secoué.
- Brette ?
- Oui, Brett. On s'est connus à Hampshire College.
Kim s'est dirigée vers un type qui était affalé dans un coin obscur de la salle sur un vieux fauteuil en cuir rouge très usé. Brett était entouré de plusieurs jolies filles et il fumait un cigare. Il avait l'air de sacrément s'ennuyer, Brett. Kim s'est assise sur l'accoudoir du fauteuil. Brett a levé les yeux mollement. Il a esquissé une sorte de sourire et puis ils se sont embrassés.

En attendant le concert de Lewis Taylor, un diji passait de vieux airs de rythm and blues. La musique était forte. Un type est venu me dire d'éteindre ma cigarette. J'ai regardé autour de moi et j'ai vu d'autres types qui fumaient. J'ai fait semblant d'avoir mal entendu. Il s'est approché de moi et a répété que je devais éteindre ma cigarette.
- Caa me dérange, il a fait. Je ne savais pas quoi lui répondre. Il me dévisageait méchamment et j'ai senti qu'il me filerait une baffe si j'insistais. J'ai regardé du côté de Kim. Mais elle avait disparu, et Brett aussi. Alors, j'ai éteint ma cigarette.
Il faisait de plus en plus chaud. J'ai commandé deux autres pina colada pour quand Kim reviendrait Au plafond, un énorme ventilateur tournait lentement mais il parvenait juste à brasser la fumée. Je me demandais où pouvait être Kim. Une fille s'est approchée de moi. Elle m'a demandé si j'étais français.
- Ca se voit tant que ça ?
- J'aime bien la France, mais pas les Français.
- Ah bon, j'ai dit, et je lui ai tourné le dos. Elle m'a tapé sur l'épaule.
- Eh, elle a fait. je voulais dire le contraire. T'énerve pas.
Elle a pris la pina colada que j'avais commandée pour Kim et a commencé à la boire avec une paille. Le diji a lancé un air de Kid Créole et les Coconuts. Presque instantanément, la fille a esquissé une sorte de chorégraphie bizarre. Elle s'agitait nerveusement, tout en restant sur place.
- J'ai fait partie des chœurs de Kid Créole, elle a expliqué. Tu vois?A nouveau, j'ai regardé du côté du vieux fauteuil en cuir rouge. Mais qu'est-ce qu'elle faisait Kim ?

Les musiciens se sont installés dans la pénombre. Le public s'est aussitôt aggloméré contre la scène, créant un grand vide dans la salle. Il y a eu un bourdonnement puis un larsen, comme si les amplis étaient mal réglés, des accords de guitare espacés, bientôt accompagnés par des battements mécaniques de caisse-claire. Peu à peu, un rythme a émergé. La basse a marqué un beat chaloupé sur lequel s'est construite insensiblement une mélodie. Les musiciens étaient extrêmement concentrés, comme s'ils jouaient depuis déjà longtemps. En contrebas de la scène, les premiers rangs des spectateurs se balançaient en cadence. J'ai mis un certain temps à repérer Lewis Taylor. Il n'était pas au milieu mais sur la droite de la scène, penché sur sa guitare, à peine éclairé par un projecteur. Ses cheveux recouvraient presque tout son visage. Son chant était doublé à la tierce inférieure par la voix grave d'une grosse femme noire. Les musiciens ont enchaîné le second morceau sans laisser les spectateurs les applaudir. La musique a pris de l'ampleur, mêlant plusieurs lignes de chant. Dans la salle, des types et des filles chantaient en même temps. Ils semblaient connaître les paroles par cœur. Au troisième morceau, Lewis Taylor a détaché le micro de son support, et s'est approché du bord de la scène. Il a commencé à chanter d'une voix fragile, assez aiguë, puis une autre voix, et encore une autre ont pris le relais. Je me suis rendu compte que le micro circulait dans la salle. Lewis Taylor s'était assis sur le bord de la scène et les écoutait en souriant légèrement. Les autres musiciens souriaient aussi. Je ne sais pas pourquoi, mais cette communion entre le public et les musiciens m'a ému et ma gorge s'est nouée, comme si j'allais pleurer. Je me suis aperçu que Kim était à côté de moi, comme hypnotisée par le spectacle. J'ai senti que sa main prenait la mienne, puis elle a caressé mon poignet. Je t'aime, Kim, tu sais ?

Quand on est sorti du Watch your step, la nuit était tombée, mais la chaleur était toujours là, lourde, humide, envahissante.
- On revient comment à Boston, j'ai demandé.
- T'inquiète, on va trouver un taxi, a répondu Kim.
Mais à Somerville, il n'y avait pas de taxis la nuit. On a attendu longtemps près d'une borne-incendie. J'avais acheté deux bières à l'épicerie coréenne du coin et on les buvait tranquillement dans leur sac en papier brun quand j'ai vu le taxi. Il était vide. J'ai fait un signe mais le conducteur a fait non de la tête. Je comprenais pas pourquoi puisqu'il était vide. Je me suis mis, en titubant un peu, au milieu de la rue. Le taxi s'est arrêté. Je me suis approché de l'auto et je me suis penché vers le chauffeur en m'appuyant sur la portière. Il m'a dit un tas de truc mais il parlait trop vite et je ne comprenais rien. Il a essayé de m'expliquer à nouveau quelque chose, mais il a vu que ça ne changeait rien. Alors, il nous a fait signe de monter. J'ai appelé Kim qui était en train de regarder les étoiles, juchée sur la borne-incendie. Sur la banquette arrière, il y avait une boite de pizza. Le chauffeur m'a demandé de la lui passer. Puis il a démarré. Il s'est adressé à Kim et Kim a traduit.
- Il doit livrer une pizza, elle a dit. Mais si on veut, on peut l'attendre là où on était et il revient nous chercher dans dix minutes.
- Non, non ! On préfère rester avec vous, j'ai fait au chauffeur. Vous pourriez changer d'avis. Qu'est-ce qu'on deviendrait ?
Il s'est marré en me regardant dans le rétroviseur.
- D'où il vient votre copain, il a demandé à Kim.
- Devinez , a fait Kim.
- Afrique du Sud, il a dit.
- Faux!
- Nouvelle Zélande?
- Pas mieux.
- Je sais pas alors, il a grommelé. D'où qu'il vient, ce gars?
- Mon copain, il vient de France, a dit Kim. Puis elle m'a embrassé sur la bouche et elle m'a chuchoté que pour un Africain du Sud, j'embrassais plutôt bien.

Le taxi roulait dans un quartier résidentiel. Toutes les rues et toutes maisons se ressemblaient avec leur jardin arboré et leur allée à garage bien entretenus. Le chauffeur s'était perdu. Il a appelé son central avec la radio et a fait répéter l'adresse. Kim lui a demandé son plan.
- Vous inquiétez pas, elle lui a dit. Je vais vous guider direct.
Puis quelques secondes plus tard, elle a dit :
- La prochaine à gauche, puis le numéro 3654 au croisement avec Shays Street. D'accord ?
On a reconnu la maison de loin, les lumières extérieures étaient allumées et, devant, un gars attendait, visiblement en manque de pizza. Il s'est approché du taxi. Il n'était pas content.
- Elle va être froide, ma pizza.
Le chauffeur a dit que ça faisait 31 dollars. 12 pour la pizza et 19 pour la course. Le gars a tendu deux billets de 20 et a dit qu'il pouvait tout garder. Puis, on est reparti vers le centre de Somerville. Quand on est arrivé à la bouche à incendie, le chauffeur a remis son compteur en route.

LET'S GO DANCE IN SOMERVILLE
This is a short story of the kind I like to write. Nothing really happening down there, just "une tranche de vie". Kim was really a strange girl. She did her best to introduce me to the US. An other story will follow some day about Kim coming to France, which was certainly much more spectacular.


About Lewis Taylor (http://www.lewistaylormusic.com/)
"Beautiful, eccentric, loose, spookily assured" (Mojo)
"Major new artist alert" (Guardian CD of the week)
"Absolutely bloody faultness" (Muzik)
Layer upon layer of drama and funkiness" (5/5 Echoes)