jeudi 2 février 2006

Penser les émotions

Dans une tribune libre publiée par Le Monde du 28 janvier, Dominique Wiel, l’un des acquittés de l’affaire Outreau a expliqué pourquoi il n’assisterait pas à l’audition du juge Burgaud par la commission d’enquête parlementaire prévue pour le 8 février.
Il pense que la décision du Président et du rapporteur de la Commission d’accepter, sans débat préalable, la présence des acquittés lors de cette audition est davantage guidée par « l’émotion soulevée par les propos des acquittés que par la réflexion ». Et il ajoute : « Or, ce que j'ai regretté à Saint-Omer, c'est justement l'ambiance désastreuse des débats dans l'enceinte de la cour d'assises. J'ai assisté à un véritable "dégueulis" — et je pèse mon mot — d'émotions, dont j'ai souffert pendant neuf semaines. Je désirais que l'on se situe au niveau des faits, ce fut rarement le cas. »

Considérer que les émotions parasitent la raison et empêchent l’analyse sereine des faits est très commun. Mais faut-il vraiment repousser nos émotions ? Nous empêchent-elles réellement de penser ?

Il y a des moments dans la vie sociale où la manifestation d’émotions est le seul comportement acceptable, et est même attendue. Ainsi, lorsqu’une catastrophe se produit, on attend de nos dirigeants politiques qu’il se rendent sur les lieux pour exprimer leur tristesse aux victimes ou à leurs parents. Et ceux qui ne le font pas – comme Dominique Voynet, alors Ministre de l’Environnement, lors de la marée noire de l’Erika fin 1999 – sont vivement critiqués.

Mais nos émotions ne sont pas seulement nécessaires au lien social, et constitutives de cette intelligence affective sans laquelle nous ne pouvons pas vivre ensemble. Les émotions nous aident également évaluer des situations et à prendre des décisions ; elles facilitent la cognition et à la mémorisation.

Privés de leurs émotions, les êtres humains ne parviennent plus à prendre des décisions. C’est ce que nous apprend le neuropsychologue portugais Antonio Damasio, prof à l’université d’Iowa, dont on vient de rééditer en français l’ouvrage L’erreur de Descartes. Damasio nous raconte l’histoire de Phineas Gage, un ouvrier qui, souffrant de liaisons cérébrales du cortex frontal, n’était plus capable de prendre de prendre des décisions simples nécessaires à son métier de conducteur de travaux.

De nombreuses expériences de neuropsychologie ont depuis confirmé que les émotions nous aident à évaluer le caractère désirable d’une action. Ce sont des marqueurs (somatiques dit Damasio) qui permettent au cerveau d'opérer très rapidement des choix, en écartant d'emblée certains scénarios d'action, et en présélectionnant d'autres tout aussi rapidement. Ces mécanismes dépasseraient les processus d'évaluation rationnelle en rapidité, en économie de moyens, en efficacité. Ils auraient de plus la vertu de décharger notre cerveau d’une partie du travail à effectuer (en l’occurrence l’évaluation de la situation) et lui permettaient de se concentrer sur la solution des problèmes, pour laquelle le raisonnement est plus efficace. Le rôle de peur est bien connu : elle nous conduit instinctivement à nous éloigner de la source du danger, avant même que nous ayons pu l’analyser avec précision et, ceci fait, nous pouvons alors chercher rationnellement des moyens de nous en protéger.

De la même façon, les émotions peuvent faciliter la cognition. Elles mobilisent nos capacités cognitives, excitent en quelque sorte notre cerveau pour l’amener à être plus attentif. Exemple courant : il arrive bien souvent que certaines personnes suscitent en nous de la sympathie à première vue, sans que nous sachions quoi que ce soit sur elles et avant même que nous ayons pu examiner précisément leur personnalité. Et nous avons alors envie de les connaître plus complètement. On a également remarqué que la joie ou la gaieté rendent plus aisés les processus d’apprentissage, d’où le recours fréquent au jeu en pédagogie. Toutefois, il semblerait que ce soit surtout les émotions positives qui facilitent la cognition, les émotions négatives conduisant souvent au repli, à une perception incomplète de notre environnement ou à des évaluations stéréotypées des autres (mais pas toujours : la révolte, l’angoisse peuvent être des forces qui nous conduisent à penser davantage).

Enfin, les émotions nous aident à nous souvenir. Il nous sera plus facile de nous rappeler un événement s’il est associé à des émotions négatives (dégoût) ou positives (plaisir). Par exemple, si je vous demande si vous pouvez me parler d’un film, il est assez probable que vous commencerez par vous demander si vous l’avez aimé ou pas. Et si vous l’avez aimé ou détesté, cela fera revenir en vous très vite d’autres éléments liés à ce film dont vous pourrez alors me parler longuement. Mais si ce film ne suscite en vous aucun sentiment, il est probable que vous aurez plus de mal à m’en parler. Là encore, les émotions agissent comme des marqueurs, ou si on veut comme des étiquettes affectives, qui nous permettent de ranger des informations dans notre mémoire, puis de retrouver rapidement dans la profusion de toutes les informations stockées dans notre mémoire certains éléments qu’on pourra ensuite examiner plus complètement.

Pour aller plus loin :

- Damasio Antoni. L’erreur de Descartes. La raison des émotions. Paris : Odile Jacob, 2006 (2eme ed.).

- Voir aussi cet ouvrage collectif Procès Dutroux. Penser l’émotion, écrit à la suite de l’affaire Dutroux, en partie similaire à l’affaire Outreau.
Toutefois, en dépit de son titre, cet ouvrage n’aborde que partiellement la place et le rôle des émotions. On lira néanmoins avec intérêt la contribution de Benoît Grevisse (Les médias ont-ils droit à l’émotion?) et celle de Thomas Périlleux et Jacques Marquet (Entre la commémoration et la critique sociale. Les prismes d’une mosaïque blanche) qui montre comment les émotions ont enclenché des dynamiques de mobilisation.

Addendum du 5 février : François Briatte, étudiant en master 2 à l’IEP de Grenoble, commente ce billet dans son blog PHNK que je viens de découvrir avec beaucoup d’intérêt, et fait très pertinemment remarquer que j’ai oublié LA référence française sur les émotions en politique (merci François !) :
Braud Philippe(1996). L'émotion en politique. Paris: Presses de Sciences-Po.
On trouvera dans cet ouvrage les raisons pour lesquelles la dimension psychologique a été négligée dans l’analyse politique. Le chapitre sur les symboles en politique est également remarquable.
Parmi d’autres travaux en français de psychologie politique, on peut citer ceux d’un auteur moins « mainstream », Alexandre Dorna, et notamment le dernier ouvrage qu’il a dirigé :
Dorna A. et Georget P. (dir.)(2004). La démocratie peut-elle survivre au XXIeme siècle? Psychologie politique de la démocratie. Paris: Editions In Press.

La littérature en anglais sur la psychologie politique est très abondante. Si je devais choisir un ouvrage, je citerais celui de Rose Mc Dermott, qui présente très clairement les principaux concepts utilisés par la psychologie politique et fourmille d’exemples édifiants.
McDermott R. (2004). Political Psychology in International Relations. Ann Arbor: The University of Michigan Press.

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